Le risque sanitaire encouru par les occupants d’un ouvrage peut, par sa gravité, caractériser à lui seul l’impropriété de l’ouvrage à sa destination, même s’il ne s’est pas réalisé dans le délai d’épreuve (C.Cass., Civ. 3ème, 14 Septembre 2023, n°22-13858)

Pour engager la responsabilité décennale d’un constructeur, sur le fondement des articles 1792 et suivants du Code civil, plusieurs conditions doivent être réunies.

Parmi celles-ci figurent l’existence d’un désordre de nature décennale, c’est-à-dire :

  • soit de nature à rendre l’ouvrage, dans son ensemble, impropre à sa destination
  • soit de nature à porter atteinte à la solidité de l’ouvrage.

Le désordre qui ne dépasse pas ce seuil de gravité peut relever de la garantie des vices intermédiaires (hors assurance obligatoire), mais à la condition de rapporter la preuve d’une faute (C.Cass., Civ. 3ème, 16 janvier 2020, n°18-22748 : le constructeur n’est pas tenu d’une obligation de résultat ; C.Cass., Civ. 3ème, 14 mai 2020, 19-12988).

Néanmoins, certains désordres sont qualifiés d’évolutifs et la Cour de cassation vient rappeler, par son arrêt du 4 Mars 2021 (C.Cass., Civ. 3ème, 4 Mars 2021, n° 19-20280), qu’il est nécessaire que le seuil de gravité décennal soit atteint avant l’expiration du délai décennal prévu à l’article 1792-4-1 du Code civil.

La Cour de cassation exige la preuve de ce que la perte de l’ouvrage interviendra effectivement avant l’expiration du délai d’épreuve décennale (C.Cass., Civ. 3ème, 23 octobre 2013, n°12-24201).

La tâche du maître d’ouvrage demandeur, comme celle de l’Expert judiciaire, sera bien plus délicate si l’expertise judiciaire se déroule à proximité des opérations de réception.

L’approche sera différente selon que le Juge judiciaire statue avant ou après l’expiration du délai d’épreuve décennale, mais l’aggravation survenue postérieurement à l’expiration de ce délai ne peut aider le maître d’ouvrage. Par un arrêt en date du 28 Février 2018 (C.Cass., Civ. 3ème, 28 Février 2018, n°17-12460), la Cour de cassation a reproché à une Cour d’appel d’avoir retenu le fondement décennal avec « la circonstance que l’expert a affirmé la certitude de la survenance, à court terme, d’un désordre est suffisante à engager la responsabilité décennale du constructeur » tout en constant que « qu’à la date de la réunion d’expertise du 3 octobre 2011, il n’existait pas de désordre, l’écoulement des eaux dans les réseaux étant satisfaisant, qu’au jour du dépôt du rapport définitif, il n’apparaissait aucun désordre et que l’expert judiciaire n’avait caractérisé aucun dommage existant, au sens de l’article 1792 du code civil« .

Déjà, par un arrêt en date du 29 Janvier 2003 (C.Cass., Civ. 3ème, 29 Janvier 2003, n° 01-14698), la Cour de cassation avait pu estimer que :

« Mais attendu qu’ayant constaté que rétention n’équivallait pas à pénétration ou infiltration d’eau dans les pièces à hauteur desquelles se situait le phénomène en façade et constaté que l’impropriété, même à venir à plus ou moins long terme, de l’immeuble à sa destination n’était pas démontrée, la cour d’appel a exactement retenu que, faute de gravité suffisante, les désordres allégués consistant en des traces de taches sur la façade ne relevaient pas de la garantie décennale et a pu en déduire, abstraction faite d’un motif surabondant concernant la date d’exécution des travaux du sous-traitant, qu’eu égard à l’article 3, alinéa 5, du titre I du contrat d’assurance responsabilité décennale souscrit par la société Sodibat, la garantie de la compagnie Générali n’était pas acquise »

Le Juge judiciaire retient plusieurs exceptions.

Il en va ainsi pour le risque d’atteinte à la sécurité des personnes et notamment

Cela concerne également le risque sanitaire, comme le montre l’arrêt de la 3ème Chambre civile de la Cour de cassation du 14 Septembre 2023 (C.Cass., Civ. 3ème, 14 Septembre 2023, n°22-13858).

Déjà, par un arrêt en date du 11 Mai 20222, (C.Cass., Civ. 3ème, 11 Mai 2022, n°21-15608), la 3ème Chambre civile a indiqué que l’absence de raccordement des évents provoquait des odeurs nauséabondes présentant un danger pour la santé des personnes, de sorte que le risque sanitaire lié aux nuisances olfactives rendait, en lui-même, l’ouvrage impropre à sa destination durant le délai d’épreuve.

La condition de délai cédait alors devant la gravité du risque encouru.

La charge de la preuve s’en trouve alors considérablement allégée pour le demandeur puisque c’est lui en principe qui doit prouver que le désordre atteindra le seuil de gravité décennale avant l’expiration du délai de 10 ans courant à compter de la réception (C.Cass., Civ. 3ème, 4 Mars 2021, n° 19-20280). Il doit alors souvent compter sur le rapport d’expertise judiciaire, qui peut s’avérer utile pour retenir le fondement décennal, la Cour de cassation ayant déjà pu retenir que :

  • les désordres, qui relevaient d’un processus de décomposition décrit par l’expert judiciaire comme étant à évolution rapide et non susceptible de se stabiliser dans le temps, en privant dans le délai décennal les couvertures de leur fonction d’étanchéité à l’air, rendaient les maisons impropres à leur destination (Cass., Civ. 3ème, 25 Juin 2020, n° 19-15610)
  • la corrosion des armatures de la dalle de parking, qui s’était manifestée dans le délai décennal, entraînait une perte de résistance du dallage et une atteinte à la solidité du bâtiment, impliquant l’application de la garantie décennale (Cass., Civ. 3ème, 19 Janvier 2022, n° 20-21355)

Mais les certitudes de l’Expert judiciaire ne peuvent suffire pour démontrer que « les désordres devaient atteindre de manière certaine, dans les dix ans après la réception de l’ouvrage, la gravité requise pour la mise en œuvre de la garantie décennale » alors que l’Expert judiciaire avait conclu que « compte tenu des non-conformités relevées, il est certain que des défauts d’étanchéité avec dégâts des eaux dans les pièces habitables apparaîtront inéluctablement lors des pluies intenses avec bourrasques de vent« .

Concernant l’arrêt du 14 Septembre 2023 (C.Cass., Civ. 3ème, 14 Septembre 2023, n°22-13858), sur le plan factuel et procédural, il convient de retenir que

  • une SCI et la société Vinci immobilier résidentiel ont, en qualité de maîtres d’ouvrage, entrepris courant 2007 la construction d’immeubles comprenant cent-cinquante logements.
  • La maîtrise d’œuvre de conception technique et d’exécution a été confiée à la société Cotec, assurée auprès de la SMABTP,
  • La Société Brezillon, assurée auprès de la société Allianz IARD, est intervenue comme entreprise générale
  • Le lot plomberie a été sous-traitée à la société BEP 93, ayant fait l’objet d’une procédure de liquidation judiciaire et remplacée par la société Établissements Danjou, elle-même désormais en liquidation judiciaire, assurée auprès de Groupama Paris-Val-de-Loire.
  • Les lots ont été vendus en l’état futur d’achèvement et un syndicat des copropriétaires a été constitué pour la résidence
  • Les travaux ont été réceptionnés le 31 août 2009.
  • Se plaignant de désordres affectant notamment l’installation d’eau chaude sanitaire, le syndicat des copropriétaires a, après désignation en référé d’un expert, assigné les locateurs d’ouvrage et leurs assureurs en indemnisation.

Par un arrêt en date du 24 Janvier 2022, la Cour d’appel de VERSAILLES a notamment condamné la Compagnie Groupama Paris-Val-de-Loire, en qualité d’assureur de la société Etablissements Danjou, in solidum avec les maîtres de l’ouvrage et les sociétés Cotec et Brezillon à payer au syndicat des copropriétaires certaines sommes au titre des travaux de reprise de l’installation d’eau chaude, de la surconsommation d’eau et du préjudice de jouissance.

L’assureur Groupama a formé un pourvoi, reprochant à l’arrêt de la Cour d’appel d’avoir retenu un désordre de gravité décennale « sans constater que le seul risque qu’elle relevait s’était réalisé ou était susceptible de se réaliser dans le délai de garantie décennale ».

La Cour de cassation écarte cependant le grief et approuve l’arrêt d’appel

  • en énonçant que « le risque sanitaire encouru par les occupants d’un ouvrage peut, par sa gravité, caractériser à lui seul l’impropriété de l’ouvrage à sa destination, même s’il ne s’est pas réalisé dans le délai d’épreuve« 
  • rappelant, et précisant que par « motifs propres et adoptés », que la Cour d’appel avait retenu que « la longueur des tuyauteries d’eau chaude sanitaire entre les gaines palières et les points de puisage était supérieure à dix mètres, et que cette non-conformité aux règles sanitaires en vigueur, en augmentant la quantité d’eau contenue dans ces tuyauteries, favorisait le risque de développement de légionelles« 
  • approuvant la Cour d’appel d’avoir « souverainement déduit (…) que le risque sanitaire auquel se sont trouvés exposés les habitants de l’immeuble pendant le délai d’épreuve rendait, à lui seul, l’ouvrage impropre à sa destination, quand bien même la présence de légionelles n’avait pas été démontrée au cours de cette période, de sorte que le désordre relevait de la garantie décennale des constructeurs« 

Le risque sanitaire suffit donc à remplir le critère de gravité décennale, sans considération pour le délai de survenance.

Ainsi, la Cour de cassation confirme et consolide sa jurisprudence en la matière.

Concernant le Juge administratif, il faut rappeler que le Conseil d’Etat adopte une acceptation beaucoup plus large du désordre futur, retenant le fondement décennal dès lors que le désordre remplira, à terme, le critère de gravité. Il suffit donc que le désordre soit inéluctable (CE, 31 Mai 2010,  n°317006 ; CE, 15 Avril 2015, n°376229).

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