A l’occasion de son arrêt du 7 Juin 2024 (CE, 7 Juin 2024, n°472662), le Conseil d’Etat a l’occasion de donner un rappel utile concernant la préservation des intérêts du maître d’ouvrage, personne publique, quant aux désordres devant être dénoncés dans le délai d’épreuve.
L’arrêt présente un intérêt indéniable concernant l’articulation entre l’article 2241 et 2243 du Code civil.
A titre liminaire, il est important de rappeler que le Juge administratif a une vision divergente du Juge judiciaire concernant la qualification de désordre futur, puisqu’il tend à retenir le fondement décennal dès lors que le désordre remplira, à terme, le critère de gravité. Il suffit donc que le désordre soit inéluctable : « Considérant qu’il résulte des principes dont s’inspirent les articles 1792 et 2270 du code civil, que des dommages apparus dans le délai d’épreuve de dix ans, de nature à compromettre la solidité de l’ouvrage ou à le rendre impropre à sa destination dans un délai prévisible, engagent la responsabilité des constructeurs sur le fondement de la garantie décennale, même s’ils ne se sont pas révélés dans toute leur étendue avant l’expiration du délai de dix ans » (CE, 31 Mai 2010, n°317006 ; CE, 15 Avril 2015, n°376229).
Par contre, il rejoint son homologue judiciaire concernant les conditions nécessaires pour interrompre utilement le délai de prescription. Ainsi, la solution rappelée dans l’arrêt du Conseil d’Etat du 7 Juin 2024 rejoint celle de la Cour de cassation (en ce sens, par exemple : C.Cass., Civ. 3ème, 25 Mai 2022, n°19-20563).
Déjà, le Conseil d’Etat avait pu rappeler que (CE, 4 Février 2021, n°441593)
- la requête en référé expertise délivrée par le maître d’ouvrage n’a pas d’effet erga omnes
- une demande d’expertise est « dirigée contre un assureur au titre de la garantie décennale souscrite par un constructeur, la prescription n’est interrompue qu’à la condition que cette demande précise en quelle qualité il est mis en cause, en mentionnant l’identité du constructeur qu’il assure«
- « ‘une citation en justice, au fond ou en référé, n’interrompt la prescription qu’à la double condition d’émaner de celui qui a la qualité pour exercer le droit menacé par la prescription et de viser celui-là même qui en bénéficierait«
tandis que par son arrêt du 12 Mars 2014 (CE, 12 Mars 2014, n°364429), il a rappelé que
- l’assureur du maître de l’ouvrage bénéficie de l’effet interruptif d’une citation en justice à laquelle il a procédé dans le délai de garantie décennale, alors même qu’à la date de cette citation, n’ayant pas payé l’indemnité d’assurance, il ne serait pas encore subrogé dans les droits de son assuré
- son action contre les constructeurs est recevable dès lors qu’elle est engagée dans le nouveau délai de dix ans ainsi ouvert et que l’indemnité due à l’assuré a été versée avant que le juge ne statue sur le bien-fondé de cette action.
L’arrêt du 7 Juin 2024 confirme une jurisprudence bien établie depuis le 7 Octobre 2009 (CE, 7 Octobre 2009, n° 308163), reprise régulièrement (récemment : CAA MARSEILLE, 4ème chambre, 30 Avril 2024, n° 22MA02114), et sans que la réforme de la prescription tirée de la loi du 17 Juin 2008 n’ait d’impact (CE, 20 Novembre 2020, n°432678).
Dans l’arrêt du 7 Juin 2024, et avec l’éclairage fort utile des conclusions du Rapporteur public Monsieur Nicolas LABRUNE (conclusions accessibles depuis le site ARIANE du Conseil d’Etat) les données factuelles et procédurales étaient les suivantes :
- la communauté de communes des Pays du Sel et du Vermois, a passé un ensemble de marchés publics de travaux, en vue de la construction d’un centre nautique intercommunal situé à Dombasle-sur-Meurthe, avec la société Atelier Arcos Architecture, M. D…, la société Irmex, devenue le BET Saunier et associés, M. B… C…, la société Qualiconsult, la société Geco Ingineering, la société Axima Nord, aux droits de laquelle est venue la société Colas Est puis la société Colas Nord Est, la société Jean-Paul Hurstel Paysages Pépinières, la société Prestini TP, la société Prestini Bâtiments, aux droits de laquelle est venue la société SPIE Batignolles Est et qui a sous-traité une partie des prestations dont elle avait la responsabilité à la société Bonini et fils, la société Ronzat et Cie ainsi que la société Elyo Nord-Est, aux droits de laquelle est venue la société Engie Cofely et qui a sous-traité une partie des prestations dont elle avait la responsabilité à la société AR Pool.
- Alors que l’ouvrage avait été réceptionné et les réserves levées, des désordres l’affectant ont été relevés.
- Le 17 août 2007, la communauté de communes a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Nancy la désignation d’un expert.
- Celui-ci a été désigné par une ordonnance du 2 janvier 2008, notifiée à certains des constructeurs.
- Les opérations d’expertise ont ensuite, à quatre reprises, été étendues à d’autres constructeurs.
- L’expert a déposé son rapport le 22 juillet 2013.
- Le 17 mars 2016, par une requête au fond, la communauté de communes a par ailleurs demandé au tribunal administratif de Nancy de condamner solidairement ou » selon la répartition qu’il décidera « , la société Atelier Arcos Architecture, la société Prestini TP, la société Ronzat et Cie, la société Engie Cofely, venant aux droits de la société Elyo Nord Est, la société Colas Nord Est, la société Qualiconsult et la société Geco Ingineering à lui verser la somme de 881 970 euros en réparation des dommages qu’elle a subis du fait des désordres affectant le centre nautique.
- Par un Jugement en date du 13 Mars 2018, le Tribunal administratif de NANCY a rejeté cette demande comme irrecevable puisque la Communauté de communes n’avait pas justifié de la qualité à agir de son Président en produisant la délibération du conseil communautaire l’autorisant à ester en justice.
- Par une Ordonnance en date du 31 Juillet 2018, le 1er Vice-Président de la Cour administrative d’appel de NACY a rejeté l’appel formé par la Communauté de communes
- Par une Ordonnance du 29 Mars 2019, le Conseil d’Etat a rejeté le pourvoi formé.
La Communauté de communes a donc introduit un nouveau recours en plein contentieux devant le Tribunal administratif de NANCY, tendant aux mêmes fins.
Par un jugement du 17 décembre 2019, le tribunal administratif de Nancy a,
- en premier lieu, condamné la société Colas Nord Est à verser à la communauté de communes la somme de 202 733 euros hors taxes,
- en deuxième lieu, condamné la société Bonini et fils, la société Atelier Arcos Architecture et M. D… à garantir la société Colas Nord Est à hauteur, respectivement de 40 %, 30 % et 30 % des condamnations prononcées à son encontre par ce jugement,
- en troisième lieu, jugé qu’il n’y avait pas lieu de statuer sur les conclusions de la société Engie Cofely et de la société Bonini et fils tendant à ce que les frais d’expertise soient mis à la charge de la communauté de communes, des appelés en garantie ou des parties perdantes à la présente instance
- en dernier lieu, rejeté le surplus des conclusions des parties, notamment les demandes de la communauté de communes dirigées contre les sociétés Ronzat et Cie, Engie Cofely, Prestini TP, Atelier Arcos Architecture, Geco Ingineering et Qualiconsult au motif que l’action en garantie décennale contre ces sociétés était prescrite.
Par un arrêt du 2 février 2023, la cour administrative d’appel de Nancy a rejeté l’appel formé par la Communauté de communes contre le jugement du tribunal administratif de Nancy et le surplus des conclusions des autres parties.
La Communauté de Communes a formé un pourvoi.
L’arrêt du Conseil d’Etat du 7 Juin 2024 (CE, 7 Juin 2024, n°472662) revient sur deux sujets importants :
- l’absence d’effet erga omnes de la requête aux fins d’extension
- la perte du bénéfice de l’effet interruptif d’une demande en justice.
Sur l’absence d’effet erga omnes, de la requête aux fins d’extension, le Juge administratif confirme sa jurisprudence, s’appuyant sur l’article 2244 du code civil, dans sa rédaction antérieure à la loi du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile, applicable à l’action en référé-expertise introduite le 17 août 2007 par la communauté de communes devant le tribunal administratif de Nancy et aux demandes d’extension de l’expertise ordonnée par le juge des référés de ce tribunal, avant e rappeler qu’il résulte de ces dispositions, applicables à la responsabilité décennale des architectes et des entrepreneurs à l’égard des maîtres d’ouvrage public, qu’une citation en justice, au fond ou en référé, n’interrompt le délai de prescription que pour les désordres qui y sont expressément visés et à la double condition
- d’émaner de celui qui a qualité pour exercer le droit menacé par la prescription
- de viser celui-là même qui en bénéficierait.
Puis le Conseil d’Etat
- approuve la Cour administrative d’appel d’avoir estimé que les demandes d’extension des opérations d’expertise aux sociétés Geco Ingineering, Qualiconsult et Prestini TP n’avaient pu avoir pour effet d’interrompre le délai de prescription de l’action en garantie décennale pour la communauté de communes dès lors qu’elles n’avaient pas été présentées par celle-ci,
- écarte le moyen tiré d’une violation de l’article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales au sujet de l’application rétroactive de l’interprétation de l’article 2244 du code civil faite par le Conseil d’Etat, car ce moyen était nouveau en cassation, et donc inopérant.
- Relève que la demande d’extension des opérations d’expertise présentée par la communauté de communes le 17 mars 2008 devant le tribunal administratif de Nancy ne contenait aucune mention ou référence, même indirecte, à des désordres affectant les pédiluves extérieurs, lesquels, au demeurant, n’ont été signalés par l’expert qu’en avril 2013, de sorte que c’est par une appréciation souveraine exempte de dénaturation que la cour administrative d’appel de Nancy a retenu que la demande d’extension des opérations d’expertise ne couvrait pas les désordres affectant les pédiluves extérieurs. Puis il retient que cette demande n’était pas de nature à interrompre le délai de prescription de l’action en garantie décennale s’agissant de ces désordres, de sorte que la Cour administrative d’appel n’a pas commis d’erreur de droit.
Dès lors, la Communauté de communes n’avait pas valablement interrompu ses délais concernant ces délais et ces désordres.
Ensuite, sur la perte de l’effet interruptif de l’acte introductif d’instance, le Conseil d’Etat apporte une précision fort utile, et, à notre sens inédite, s’appuyant sur
- Sur l’article 2241 du code civil : » La demande en justice, même en référé, interrompt le délai de prescription ainsi que le délai de forclusion. / Il en est de même lorsqu’elle est portée devant une juridiction incompétente ou lorsque l’acte de saisine de la juridiction est annulé par l’effet d’un vice de procédure « .
- sur l’article 2242 du même code : » L’interruption résultant de la demande en justice produit ses effets jusqu’à l’extinction de l’instance « . L’article 2243 du même code dispose que : » L’interruption est non avenue si le demandeur se désiste de sa demande ou laisse périmer l’instance, ou si sa demande est définitivement rejetée « .
Il énonce ensuite qu’il résulte de la combinaison de ces dispositions que devant le juge administratif :
« un requérant ne peut plus se prévaloir de l’effet interruptif attaché à sa demande lorsque celle-ci est définitivement rejetée, quel que soit le motif de ce rejet, sauf si celui-ci résulte de l’incompétence de la juridiction saisie »
Avant de relever que
- la requête de la communauté de communes introduite le 17 mars 2016 et tendant à l’engagement de la responsabilité décennale de certains des constructeurs a été rejetée par jugement du tribunal administratif de Nancy pour irrecevabilité.
- Son appel a été rejeté par la cour administrative d’appel de Nancy
- son pourvoi en cassation n’a pas été admis par le Conseil d’Etat, statuant au contentieux.
Avant de conclure
« Il résulte de ce qui a été dit au point précédent qu’en jugeant, par un arrêt suffisamment motivé sur ce point, qu’en application de l’article 2243 du code civil, le rejet définitif de la requête pour irrecevabilité faisait obstacle à ce que la communauté de communes puisse se prévaloir de l’interruption de la prescription de la garantie décennale résultant de l’introduction de cette requête, la cour n’a pas commis d’erreur de droit »
La requête du 17 mars 2016 ne produisait donc d’effet interruptif. La nouvelle requête déposé ne pouvait rattraper la situation expirée.