L’expertise judiciaire, grâce à l’encadrement du Code de procédure civile, apparait régulièrement comme un passage nécessaire pour faire prospérer ensuite, au fond, une action. Elle permet notamment de vérifier la réalité des préjudices allégués mais aussi de débattre des causes et des responsabilités, sur le plan technique ou médical, avant ensuite, le cas échéant, un débat devant le Juge du fond.
Il ne s’agit pas, cependant, du seul mode de preuve admissible.
En effet, les parties peuvent produire au débat des rapports établis unilatéralement c’est-à-dire notamment sans caractère du contradictoire au moment de la réunion ou alors sans ratification d’un PV d’accord sur les causes.
Reste à déterminer dans quelle mesure un Juge peut fonder sa décision sur un tel rapport et trancher la question qui lui est soumise.
L’examen de la jurisprudence montre que l’avantage procuré par le rapport d’expertise judiciaire a pu perdre du terrain par rapport au rapport unilatéral puisque :
- Si le défaut de convocation régulière d’une partie avait pu entrainer l’inopposabilité du rapport d’expertise (Cass., Civ. 2ème, 24 novembre 1999, n° 97-10.572: « l’avocat de la société Soyez n’avait pas été avisé des opérations d’expertise et n’avait pas été destinataire du rapport de l’expert, l’arrêt retient que ce dernier n’a pas respecté le principe de la contradiction et en privant la société Soyez de l’assistance de son conseil pendant les opérations en cause, a porté une grave atteinte aux droits de la défense« )
- Depuis un arrêt de la Chambre mixte de la Cour de cassation du 28 Septembre 2012 (Cass. Ch. Mixte, 28 septembre 2012, n°11-11381), s’appliquent le régime des nullités des articles 175 et suivants du Code de procédure civile, qui suppose la démonstration d’un grief, outre que la nullité doit être évoquée avant toute défense au fond.
Ainsi, il a pu être décidé que « l’absence de transmission aux parties des conclusions du sapiteur, par l’expert, préalablement au dépôt de son rapport, constitue l’inobservation d’une formalité substantielle sanctionnée par une nullité pour vice de forme, qui ne peut être prononcée qu’à charge pour celui qui l’invoque de prouver le grief que lui cause l’irrégularité » (C.Cass., Civ. 2ème, 21 mars 2013, n°12-16995).
Il a aussi été admis que
- un rapport d’expertise puisse être invoqué à l’encontre d’une partie qui n’avait pas été attraite aux opérations d’expertise judiciaire, dès lors que ce « rapport d’expertise avait été versé aux débats et soumis à la discussion contradictoire des parties« , permettant ainsi le respect de l’article 16 du Code de procédure civile (Cass., Civ. 2ème, 8 septembre 2011, n°10-19919).
- Le juge ne peut pas refuser d’examiner un rapport établi unilatéralement à la demande d’une partie, dès lors qu’il est régulièrement versé aux débats, soumis à la discussion contradictoire et corroboré par d’autres éléments de preuve (Cass., Civ. 3ème, 5 Mars 2020, n° 19-13509).
Cependant, concernant le rapport unilatéral, la Cour de cassation a limité son efficacité en estimant qu’une expertise amiable, même contradictoire à l’égard de l’ensemble des parties à la cause, ne peut suffire à fonder une condamnation (C.Cass., Civ. 3ème, 14 mai 2020, n°19-16.278 et n°19-16279).
Et entre le rapport d’expertise judiciaire et le rapport d’expertise amiable, s’inscrit le rapport déposé dans le cadre de la procédure instruite devant les Commissions de Conciliation et d’Indemnisation (CCI) prévue aux articles L. 1142-4 et suivants du Code de la santé publique (Procédure de règlement amiable en cas d’accidents médicaux, d’affections iatrogènes ou d’infections nosocomiales).
Concernant les CCI, l’article L. 1142-8 du Code de la santé publique prévoit qu’elle émette un avis, lorsque les dommages subis présentent le caractère de gravité prévu au II de l’article L. 1142-1 du même Code.
L’alinéa 3 ajoute que « cet avis ne peut être contesté qu’à l’occasion de l’action en indemnisation introduite devant la juridiction compétente par la victime, ou des actions subrogatoires prévues aux articles L. 1142-14, L. 1142-15 et L. 1142-17« .
L’article L. 1142-9 du Code de la santé publique prévoit que
« Avant d’émettre l’avis prévu à l’article L. 1142-8, la commission régionale diligente une expertise dans les conditions prévues à l’article L. 1142-12.
La commission régionale peut obtenir communication de tout document, y compris d’ordre médical. Elle peut demander au président du tribunal judiciaire ou à son délégué d’autoriser un ou plusieurs des experts mentionnés à l’article L. 1142-12 à procéder à une autopsie ayant pour but de rechercher les causes du décès.
Chaque partie concernée reçoit copie des demandes de documents formulées par la commission régionale et de tous les documents communiqués à cette dernière.
Le rapport d’expertise est joint à l’avis transmis dans les conditions prévues à l’article L. 1142-8 »
Le Code de la santé publique veille à ce que cette phase d’expertise soit contradictoire.
Il faut cependant rappeler que le dépôt de ce rapport n’est pas précédé d’un pré-rapport, ce qui peut engendrer des difficultés pour réagir sur certaines questions. Chaque partie doit être vigilante sur ce sujet.
S’est posée alors la question de la portée de ce rapport, en particulier s’il est produit devant une Juridiction, postérieurement à l’avis de la CCI, afin notamment de solliciter une provision ou un complément d’expertise.
L’arrêt prononcé par la 1ère Chambre civile le 9 Avril 2025 (C.Cass., Civ. 1ère, 9 Avril 2025, n° 23-22998) s’avère intéressant car il vient consacrer la portée du rapport déposé par la CCI.
Déjà, la Cour de cassation avait indiqué que l’existence d’un rapport CCI pouvait priver un patient du bénéfice d’une expertise complémentaire devant le Juge des référés, sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile (C.Cass., Civ. 2ème, 14 Janvier 2010, n° 09-10521)
- Après avoir rappelé que l’expertise, sur laquelle est fondée la demande d’indemnisation, s’est faite contradictoirement en présence des parties qui étaient assistées, lors des réunions, tant de leurs avocats respectifs que d’un médecin-conseil chacune, selon les indications non discutées figurant au rapport
- Approuvant, la cour d’appel, après avoir souverainement apprécié la valeur et de la portée des éléments de preuve soumis à son examen et décidé que M. Z… ne justifiait pas d’un intérêt légitime à obtenir une expertise complémentaire
et fonder le bénéfice d’une provision sur indemnisation.
Le Juge administratif a déjà retenu une approche similaire (CE, 04 Octobre 2010, n°332836).
Dans l’arrêt du 9 Avril 2025, les données factuelles et procédurales étaient les suivantes :
- le 20 mars 2013, [P] [R], présentant des anomalies cardiaques et des problèmes pulmonaires, a été transféré par le SAMU au sein de l’unité de soins intensifs de cardiologie de la Fondation de la [6] (la clinique).
- En état de choc à son arrivée, il a été pris en charge par M. [Z], médecin de garde, qui a contacté le service de réanimation du centre hospitalier de [Localité 7] pour son transfert, lequel a sollicité, au préalable, la réalisation d’un scanner thoraco-abdomino-pelvien. M. [Z] a été remplacé par Mme [N] pour la garde de nuit.
- Le scanner a été réalisé au sein du service de radiologie par M. [B], radiologue.
- Après l’injection du produit de contraste, [P] [R] a fait un arrêt cardiaque et a été réanimé par Mme [N] avec l’aide de M. [Z] puis transféré en réanimation au centre hospitalier de [Localité 7].
- Les 27 et 28 mars 2013, un état de mort cérébrale a été constaté et [P] [R] est demeuré en état de coma végétatif.
- Le 10 février 2014, Mme [O], son épouse, et MM. [J] et [H] [R], leurs enfants (les consorts [R]), ont saisi une CCI qui a désigné un collège d’experts dont le rapport a été remis le 18 août 2016 et rendu son avis le 15 novembre 2016.
- Le 10 novembre 2017, [P] [R] est décédé.
- Le 4 avril 2019, à la suite d’un échec de la procédure de règlement amiable, les consorts [R] ont, en leur nom propre et en qualité d’ayants droit d'[P] [R], assigné la clinique, MM. [Z] et [B] et Mme [N], en responsabilité et indemnisation, et mis en cause la caisse primaire d’assurance maladie du Haut-Rhin (la caisse), qui a sollicité le remboursement de ses débours.
Par un arrêt en date du 28 Septembre 2023, la Cour d’appel de COLMAR a notamment retenu la responsabilité de M. [B] car ayant commis une faute, ayant causé à [P] [R], avec les fautes imputées à la clinique, M. [Z] et Mme [K], une perte de chance de ne pas être dans un état de coma végétatif jusqu’au 14 novembre 2017, dans une proportion de 56 % et de ne pas décéder.
- [B] a formé un pourvoi contre l’arrêt, reprochant à la Cour d’appel d’avoir retenu sa responsabilité, sur la base du seul rapport de la CCI, dont elle avait par ailleurs relevé qu’il n’était pas corroboré par l’avis de la commission d’indemnisation qui n’avait retenu aucune responsabilité à sa charge.
Le moyen est rejeté.
La 1ère Chambre énonce nettement que
« si le juge ne peut se fonder exclusivement sur une expertise non judiciaire réalisée à la demande de l’une des parties, même si celles-ci étaient présentes, il en va autrement lorsque l’expertise est diligentée à la demande d’une CCI dans le cadre de la procédure de règlement amiable, compte tenu des conditions et garanties posées par les articles L. 1142-9 et suivants du code de la santé publique »
Avant d’approuver la Cour d’appel d’avoir retenu une faute contre M. [B] sans avoir à solliciter d’autres preuves, ni suivre les parties dans le détail de leur argumentation, faute consistant à avoir réalisé l’examen dans les conditions relevées sans la présence du médecin de garde, en relation de causalité avec les préjudices allégués.
Il est donc important d’apprécier les conditions dans lesquelles le rapport a été déposé pour apprécier ou critiquer sa portée.